CULTURE ANGLOPHONE ET CULTURE FRANCOPHONE : DEUX INSTRUMENTS DE DOMINATION DES MASSES POPULAIRES AU KAMERUN (08/12/2016)

Par Ghonda Nounga

[Note : Le texte ci-dessous est extrait d’un très long article écrit en 1993 avec pour titre : « Notes sur les revendications fédéralistes et sécessionnistes au Kamerun. » Notre feu camarade Abanda Kpama, président du Manidem, en publia plus tard (en 2005 ou 2006) une version résumée et actualisée, sous sa propre signature et avec ma permission, dans un numéro du quotidien Le Messager.]

[…] Tel que rapporté par divers médias (y compris sociaux), l'un des arguments majeurs du rejet du pouvoir « francophone » (sic) par les élites bourgeoises du West-Kamerun est le respect jadis, dans cette partie de notre pays, d'un certain nombre de règles de civilités que les dictatures d'Ahidjo et de Biya n'ont jamais inscrites à leur ordre du jour. On ne peut qu'en convenir et tout Kamerunais, « Anglophone » ou « Francophone », pourvu qu'il aime un tant soit peu son pays, ne peut que se réclamer avec fierté de ces manières civilisées qui montrent, dans les faits concrets, que le Kamerunais en particulier, et l'Africain en général, ne sont pas ontologiquement inaptes à la pratique courtoise du jeu démocratique.

De fait, avant la réunification, le West-Kamerun était une terre de libertés et de respect des droits de l'homme, pour autant qu'un régime de type bourgeois libéral puisse être respectueux de ces valeurs. Mais d'où vient-il donc qu'aujourd'hui, les élites bourgeoises « anglophones », qui ont pourtant participé avec entrain aux agapes sanguinaires du négrier Ahidjo, affirment mordicus que ces valeurs découlent comme génétiquement de la culture anglo-saxonne dont même les plus analphabètes prétendent avoir hérité, au même titre que les plus analphabètes des Francophones sont fiers de se réclamer de la culture française ? Si la culture anglo-saxonne est immanquablement synonyme de respect des droits de I'Homme et des libertés, comment expliquer la dictature du très anglophone Idi Amin Dada ou le renversement de l'immortel Kwame Nkrumah par une junte de militaires brutaux et ignorants ?

En réalité, l'irrationalité généralisée des diverses couches de la bourgeoisie anglophone ne doit pas étonner. Là où des intérêts sociaux importants sont en jeu, la pensée se fait utilitaire et déserte les voies ardues et intransigeantes de la logique. Que les intellectuels petit-bourgeois anglophones jouent les fantassins de la rhétorique dans cette offensive de l'irrationalité ne doit pas non plus étonner. L'opportunisme invétéré de la petite bourgeoisie intellectuelle (francophone ou anglophone} ne peut surprendre que ceux qui ignorent l'histoire des luttes de notre peuple.

En réalité, les différences de comportements politiques entre les deux bourgeoisies anglophone et francophone avant la réunification tiennent essentiellement au mode de leur accession au pouvoir politique dans chacune des parties du Kamerun sous domination coloniale, par-delà les différences somme toute inessentielles entre les systèmes coloniaux français et britannique. II est vrai que le système britannique de « I 'indirect rule » était susceptible par sa nature même de favoriser une certaine vie politique au niveau local, avec toutes les joutes que l'on imagine. Le respect des règles du jeu démocratique et des droits et libertés individuelles était d'autant pratiqué par les élites qui constitueront plus tard les bourgeoisies néocoloniales anglophones que ces joutes n'avaient pas pour enjeu le pouvoir réel détenu jalousement et à titre exclusif par la Grande-Bretagne, mais des pouvoirs parcellaires politiquement « aseptisés ». C' est ainsi que s'est bâtie, au sein de ces élites, cette culture de démocratie dont la frange anglophone de la bourgeoisie kamerunaise prétend se réclamer aujourd'hui encore, oubliant qu'elle s'en est irrémédiablement dessaisie au cours de sa longue compromission au sein de la dictature néocoloniale Ahidjo-Biyaiste pendant trente ans.

Or, si cette culture a pu se bâtir, c'est parce que le nationalisme de cette bourgeoisie n'avait pas de véritable contenu social et n'incommodait par conséquent pas le colon anglais, comme nous l'avons indiqué plus haut. Au Kamerun oriental, la situation est tout à fait différente. Avec la création de l'Union des Populations du Cameroun (UPC) en 1948, les masses populaires font irruption en politique pour défendre leurs propres intérêts. Le nationalisme devient par conséquent révolutionnaire en ce qu'il est l'expression des intérêts sociaux des masses populaires et ne peut s'accommoder en aucune manière du système colonial et du modèle de l'Etat-nation européen. On comprend donc que la France ne puisse s'empêcher de déclencher une guerre de grande envergure contre les masses populaires regroupées au sein de l'UPC. II ne nous semble pas utile de rappeler le caractère sanguinaire et effroyable de cette guerre de répression de la volonté d'un peuple, dont il faudra bien que la France nous rende compte un jour, et qui se poursuivit jusqu'à l'assassinat d’Ernest Ouandié en 1971. Mais concomitamment à la guerre qu'elle livre à la fraction orientale de notre peuple, la France se hâte de hisser au pouvoir des nègres assimilés, c'est-à-dire de nationalité française, dont elle s'accommode du nationalisme essentiellement rhétorique et braillard. Ces hommes et femmes qui seront plus tard les chefs de file de la bourgeoisie néocoloniale francophone ont donc la charge de gérer directement la guerre de répression contre notre peuple. Leur accession au pouvoir se fait donc par les voies de la violence et de la terreur, et c'est à juste titre que Basil Davidson peut dire du régime d'Ahidjo qu'il fut « la plus dure des premières dictatures postcoloniales », quoiqu'en pense Germaine Ahidjo aujourd'hui encore.

II ne fait pas de doute que si l'irruption des masses populaires en politique, pour leurs propres intérêts de classes, avait pris au West-Kamerun la même ampleur qu'au Kamerun oriental, la Grande Bretagne ne se serait pas contentée d'y interdire I'UPC et plus tard le One Kamerun (encore faut-il noter qu'elle en a pourchassé les militants). Elle aurait, elle aussi, déclenché une répression sanglante comme au Kenya à l'encontre des Mau-Mau, et aurait même très certainement conclu des accords officiels de collaboration militaire avec la France pour réprimer l'ensemble des masses populaires kamerunaises d'un côté comme de l'autre du Mungo. Et la bourgeoisie anglophone aurait accédé au pouvoir de la même manière que son homologue francophone.

La culture anglo-saxonne dont se réclament les élites « anglophones », doit donc être comprise comme le produit de l'évolution de ces élites depuis les premiers contacts de l’Afrique avec l’Europe expansionniste. Elle n'est pas une donnée statique. En ce sens, elle a subi l'influence d'un certain nombre de facteurs historiques parmi lesquels la longue compromission de cette élite au sein de la dictature d'Ahidjo et de Biya, au détriment des masses populaires non seulement du West-Kamerun, mais également du Kamerun oriental. Cette culture doit donc être comprise comme une culture de classe que l'on veut imposer aux masses populaires du West-Kamerun. De même doit-on dire que la culture francophone dont se réclame la fraction orientale de la bourgeoisie kamerunaise n'est que sa culture à elle en tant que fraction de la bourgeoisie néocoloniale kamerunaise.

Et la politique de bilinguisme ne nous semble pouvoir être valablement comprise que comme I' expression linguistique du compromis entre ces deux fractions de notre bourgeoisie néocoloniale, pour imposer leur hégémonie culturelle sur les masses populaires à l'Est ou à l'Ouest du Mungo. Notons également que dans leur résistance passive ou ouverte, les masses populaires élaborent sans cesse leurs propres cultures qui reflètent l'hégémonie culturelle de la bourgeoisie néocoloniale certes (en ce sens, elles contiennent des débris des cultures anglophone et francophone), ainsi que les contradictions du vécu de ces masses et leur aliénation aux intérêts de la bourgeoisie (c'est pour cela qu'elles sont souvent imprégnées de tribalisme). La libération culturelle des masses est donc dialectiquement liée à leur libération politique et économique.

[…]

En ce sens et malgré ses spécificités, la revendication fédéraliste des élites bourgeoises « anglophones » se situe dans le courant général des revendications des factions bourgeoises insatisfaites au Kamerun en particulier et en Afrique en général. A défaut de pouvoir conserver ou améliorer sa position sur l'échiquier politique et social national, chacune de ces factions bourgeoises est prête à causer l'explosion du Kamerun en minuscules republiquettes pour se donner chacune un territoire dans lequel rester ou devenir la classe dirigeante, avec le contrôle d'un appareil d'Etat.

C'est pour cela qu'il est vain d'espérer résoudre la question de l'unité nationale au Kamerun (ou même de l'unité africaine) en comptant sur une entente entre les diverses factions bourgeoises au pouvoir. De telles ententes sont liées aux fluctuations de la vie économique et aux intérêts égoïstes de ces factions. Elles ne peuvent par conséquent garantir la stabilité et les conditions nécessaires au développement de notre pays et de l'Afrique.

Au Kamerun comme partout ailleurs en Afrique, la question de l'unité nationale ne pourra être résolue qu'avec l'irruption des masses populaires dans la vie politique nationale, pour s'y emparer des leviers de commande, parce que rien de fondamental ne peut durablement opposer les masses les unes aux autres. Elles sont toutes victimes, à des titres divers, de l'exploitation néocoloniale par le biais et avec la complicité active de l'ensemble de la bourgeoisie nationale.

Les révolutionnaires kamerunais sont à la tâche, et les masses cesseront bientôt d'être ces bétails tribaux ou régionaux que chaque faction de la bourgeoisie range derrière elle en guise d'argument pour une plus grande part des prébendes nationales, ou pour servir de chair à canon dans les conflits inter-bourgeois.

C'est au surgissement des masses au sein de la vie politique que doivent œuvrer les patriotes kamerunais, et non à la proclamation d'on ne sait quelles réclamations fédéralistes ou sécessionnistes. Et quand ces masses populaires auront accédé au pouvoir, elles sauront par elles-mêmes comment liquider le modèle néocolonial bourgeois de l'Etat-nation, dont le fédéralisme n'est qu'un des aspects.




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