Gabon - Jean Ping et Guy Nzouba Ndama : des « cafards » et des « couleuvres » (21/06/2016)

Au regard d’une situation politique, à l’évidence, inextricable, le pragmatisme commande de déplacer le champ de bataille du projet de destitution d’Ali Bongo, voué à l’échec, vers des objectifs réalisables à commencer par la réalisation d'une unité sincère et solide derrière le candidat – Casimir Oye Mba est mon choix par défaut – porteur d’un nouvel idéal.

 

« Au commencement était le Verbe », lequel sert de « demeure à l’Être ». Les esprits alertes ont reconnu dans ces mots le prologue de l’Evangile de Jean, auquel se trouve juxtaposé un axiome du philosophe allemand Martin Heidegger, tiré de sa Lettre sur l’humanisme. Ici, le « Verbe » renvoie simultanément au souffle divin, à la parole, à la capacité d’articuler sa pensée et, de ce fait, distingue l’homme de l’animal, privé de la faculté de verbalisation des idées. Le « Verbe » définit notre être parce qu’il en révèle la substance. Pareille assertion prend tout son sens à la lumière des sociétés traditionnelles africaines où le « Verbe », sacré, correspondait au paradigme défini par l’Evangile de Jean. C’est d’ailleurs un peu à ce titre que la « parole », voie de déploiement du « Verbe », était symboliquement interdite aux enfants dont le devoir était d’écouter afin d’apprendre. En effet, la parole ancienne, polysémique, recouvrait à la fois une dimension philosophique, pédagogique, thérapeutique, purificatrice, jouissive et s’accompagnait de toute une dramaturgie. Aux yeux de Chinua Achebe, dont l’œuvre littéraire incarne la sagesse africaine, elle apparaissait indissociable de l’art du proverbe, cette « huile de palme par laquelle les mots font passer les idées » - « proverbs are palm-oil with which words are eaten » (Things Fall Apart). On comprend alors la ritualisation de la parole chez les Anciens. Dans les lieux de débat tel le corps de garde, la population était souvent invitée à les écouter dire et énoncer les « vérités » qu’ils tenaient de leur expérience et de leur connaissance du monde. 

Il est regrettable que les hommes politiques gabonais aient perdu cette dimension essentielle de la parole, davantage utilisée en cette période de campagne électorale pour médire, critiquer, offenser, tromper, trahir et mentir. Plutôt que d’éclairer, la parole politique prend souvent des accents outranciers visant à salir et à avilir l’adversaire. De sorte qu’elle se confond, chez certains, à un défoulement, à la purgation de la rancœur. On se demande alors comment une parole aussi médiocre peut donner lieu à une éthique de transformation de la société.

  Jean Ping et les « cafards » : un incompréhensible dérapage

 Il en est ainsi du langage outrancier de Jean Ping, qui a récemment qualifié ses adversaires de « cafards » afin de rallier les Gabonais à sa cause. Est-il besoin de rappeler la douloureuse histoire de ce mot, condensé de la haine génocidaire qui s’était abattue sur le Rwanda en 1994 ? La mémoire de cette tragédie rattache le terme « cafards » aux « chambres à gaz » et aux « fours crématoires » où hommes, femmes et enfants juifs furent décimés pendant la Seconde Guerre mondiale. En Europe, l’usage de ces mots est criminalisé lorsqu’il incite à la haine raciale.

« Quand on s’en va dans une bataille comme celle-là », déclare Jean Ping dans une allocution publique, « on va au cimetière, on dit aux morts, on s’en va à la guerre, levez-vous ! Levez-vous et accompagnez-nous ! Il s’agit d’une véritable expédition pour nous débarrasser des cafards. » Certes l’orateur fait allusion aux rites de consultation des mânes protecteurs, son propos devient incontestablement criminogène lorsqu’il glisse, de façon incohérente, vers « une véritable expédition contre les cafards », expression que n’aurait pas reniée les journalistes génocidaires de la radio rwandaise « Mille Collines ». Le mot est d’autant plus dangereux qu’il suscite des applaudissements, puis est repris par certains dans la foule. L’excitation du public à l’usage d’un mot aussi chargé traduit la manière dont la violence du langage peut réactiver le potentiel bestial tapi en l’homme. Comment pareille logique a-t-elle pu échapper à Jean Ping, ancien diplomate, ex-président de la Commission de l’Union africaine, dont la fonction reposait précisément sur la maîtrise des mots ? Disons-le sans fioritures : Ping n’a eu de cesse de nous surprendre depuis son divorce avec le PDG. L’homme a davantage brillé par son art de l’invective, de la parole désinvolte,  incontrôlée et immodérée, que par une pensée élaborée et structurée. En raison de cet énorme déficit, j’ai bien peur que Ping ne soit l’homme espéré pour mettre fin au règne dynastique des Bongo.

 Casimir Oye Mba, oui mais…

 Comparé à la rhétorique incendiaire et insouciante de Jean Ping, le discours d’Oye Mba apparaît plus consistant bien que l’homme semble enfermé dans une coalition politique (l’Union sacrée pour la patrie) au radicalisme volatile. Aussitôt créée, cette coalition a lancé une opération baptisée DTE (destitution-transition-élections), posée comme préalable à la tenue des prochaines élections présidentielles. Dans cette perspective, elle a adressé à Ali Bongo un ultimatum qui a davantage affaibli leurs auteurs que son destinataire. En somme, les partisans du DTE se trouvent pris dans le piège institutionnel qu’ils ont contribué à mettre en place quand ils cherchaient à neutraliser, au profit d’Omar Bongo, toute possibilité d’alternance politique. A cet égard, l’opération DTE reste un véritable fourvoiement. Elle confine à des menaces en l’air en ce sens que ses partisans ne disposent d’aucun levier permettant de les mettre à exécution. Imagine-t-on la Haute cour de justice de la république instruire le procès en destitution contre Ali Bongo ?

 Guy Nzouba Ndama et le syndrome de l’Apôtre Pierre

 Judas a trahi Jésus. Pierre, lui, l’a renié. Ne voit-on pas se manifester le syndrome de l’Apôtre Pierre chez Guy Nzouba Ndama ? Après avoir été l’un des piliers du régime d’Omar Bongo pendant des décennies, puis entériné le coup d’état électoral de 2009, l’ancien potentat de l’assemblée nationale nous apprend qu’il ignorait tout de l’état civil controversé d’Ali Bongo : « Je n’étais pas au courant de sa situation civile. Je pensais qu’il était le fils, qu’il n’avait pas de problème avec l’article 10 de notre Constitution. Et, à partir du moment où ce problème s’est posé, j’ai commencé à me poser des questions, et décidé de rompre avec lui. » Obnubilé par sa nouvelle ambition, il fait désormais table rase de son passé politique : jamais il n’a trempé dans les « magouilles » ayant porté Ali Bongo au pouvoir ; jamais il n’a été complice du verrouillage institutionnel actuel qui entrave l’expression démocratique au Gabon. Comment le peuple gabonais peut-il confier son destin à un homme qui lui dissimule effrontément la vérité ? M. Nzouba accable Ali Bongo de tous les maux quand il se montre, lui-même, cynique en abreuvant ses compatriotes d’énormes couleuvres.

 Déplacer le champ de bataille politique

 Le débat sur l’alternance au Gabon s’est focalisé sur l’irrecevabilité de la candidature d’Ali Bongo Ondimba. Cette question a surtout été examinée sous un angle strictement juridique à partir de deux points essentiels : 1/ la contestation de ses « origines » gabonaises ; 2/ la contestation de la fiabilité des documents officiels présentés par Ali Bongo comme preuve de sa filiation biologique à Omar Bongo. Si le premier point relève du soupçon, voire de la rumeur ainsi que le clame l’accusé, seul le second point semble de nature à compromettre l’éligibilité d’Ali Bongo. Mais l’on doute que cela puisse arriver dans un régime hyperprésidentiel où les institutions ont été taillées sur mesure pour le chef de l’exécutif.

 Au-delà des considérations juridiques, la controverse sur l’état civil d’Ali Bongo devrait aussi être abordée sous un angle historique, voire éthique à travers le  questionnement suivant : les enfants sont-ils coupables des crimes de leurs parents ? Existe-t-il une meilleure stratégie de liquidation des désordres postcoloniaux, situés dans un continuum avec la colonisation et la guerre froide ?

 La première question a fait l’objet de vifs débats aux Etats-Unis concernant l’esclavage des Noirs. On sait que l’Amérique doit, en partie, sa prospérité économique à l’oppression des Noirs, ce qui pose la problématique du dédommagement de leurs descendants. Face à cette revendication, une bonne partie de l’Amérique blanche clame son innocence et refuse d’endosser la part sombre d’un héritage dont elle a pourtant largement tiré profit.

Le même raisonnement s’applique à Ali Bongo Ondimba : doit-il être tenu coupable des fautes commises par Omar Bongo ? S’il n’est pas né au Gabon, ce sont les contingences de l’histoire qui l’ont placé dans une situation qu’il n’a pas délibérément créée. Bongo père eût-il fait la lumière sur la question de ses origines que la polémique actuelle n’aurait jamais vu le jour. Si Ali Bongo est né au Nigeria comme le veut la rumeur, le coupable ne saurait être le fils mais le père putatif qui a commis le crime « d’usurpation de paternité ». On comprend alors qu’Ali Bongo ait lancé un défi à ses détracteurs en leur demandant « de démontrer que je ne suis pas qui je suis. Que je ne suis pas le fils d’Omar Bongo. Que je suis né dans le Biafra. Qui est allé me chercher ? Qui m’a emmené ? » Voilà un défi que les journalistes d’investigation gabonais, s’il en existe, et les historiens devraient relever.

 Au regard d’une situation politique, à l’évidence, inextricable, le pragmatisme commande de déplacer le champ de bataille du projet de destitution d’Ali Bongo, voué à l’échec, vers des objectifs réalisables. Les « cafards » et les « couleuvres » ne chasseront jamais le président actuel de son palais. Pour un basculement du pouvoir, l’opposition devrait  s’atteler à quelques tâches fondamentales : 1/ réaliser une unité sincère et solide derrière le candidat – Casimir Oye Mba est mon choix par défaut –  porteur d’un nouvel idéal ; 2/ travailler à la mise en place des conditions d’une élection fiable et transparente ; 3/ dans le cas d’un cas d’un nouveau coup de force électoral, il conviendra de lancer une campagne de désobéissance civile, seule action susceptible de paralyser le régime et de mener à une crise institutionnelle. Certains ont appelé à la mise en place d’un « Dialogue national inclusif ». Pareil « Dialogue » peut-il voir le jour par le cirque des conférences de presse, des voyages à Paris ou des interventions dans les médias ? Les conférences nationales de 1990 sont nées des secousses socio-politiques. Il faut donc une crise profonde en vue de l’organisation d’une seconde conférence nationale d’où sortira une constitution  dépoussiérée et dont l’objectif essentiel visera au démantèlement du régime hyperprésidentiel ou semi-monarchique qui entrave l’avènement d’une véritable démocratie et d’un état de droit au Gabon.

Marc Mvé Bekale

Maître de conférences (IUT de Troyes)

 

Essayiste

Dernier ouvrage sur le Gabon : Lettre à jeunesse gabonaise (2011)

https://www.amazon.fr/Jeunesse-Gabonaise-Intensification-Resistance-Intellectuelle/dp/2296562191/ref=sr_1_3?ie=UTF8&qid=1466523678&sr=8-3&keywords=Mve+bekale.




Chroniqueur : Mve Bekale