Serge Muscat
Ceux qui participent à la société du spectacle présentent souvent l’écrivain comme étant une personne bavarde et dont le rêve est de dialoguer avec les humains de la terre entière. Caricature maladroite que les médias colportent pour faire du « people ». Mais il en est bien autrement. Bien entendu l’écrivain, du plus modeste au plus brillant, traverse la vie quotidienne comme tout le monde.
Cependant ce qui importe n’est pas tant cette vie quotidienne que le regard qu’il porte sur celle-ci. Ce qui interpelle le lecteur est cette façon particulière de voir le monde. Car nous ne voyons jamais le « réel », et celui-ci se dérobe tout au long de la vie. L’existence est faite d’illusions successives, pour nous dire une fois arrivés en fin de vie : « ce n’était donc que cela ». Ce que nous pensions être la réalité n’était en fait qu’un mirage produit par « la culture » de départ et ensuite tout au long de la vie suivant le chemin choisi. Nous nous rassurons en citant des auteurs, mais au fond nous ne sommes pas dupes. Le plus modeste ouvrier a une pleine conscience de la vie et de ses chimères. La seule chose qui lui manque est de n’avoir pas les mots exacts pour l’écrire. Ceux qui se taisent et qui pourtant comprennent bien la vie et ses injustices ont un savoir qui n’est pas très « médiatique ». J’ai autant appris des analphabètes que des plus grands lettrés. La culture, avant d’être écrite, est orale comme l’ont bien compris les linguistes. L’homme est un animal qui parle bien avant de savoir écrire. Et les peuples sans écriture ont également une culture. L’écriture n’est qu’un arrangement qui finit par s’effacer comme les paroles. L’écriture est une commodité qui fait croire aux intellectuels que tout est inscrit quelque part. Ce que j’ai pu entendre sans que cela soit inscrit sur un support physique dépasse toutes les tentatives d’imprimeurs. Du reste, depuis l’invention de l’enregistrement audio, on comprend mieux comment l’oralité a une importance capitale.
L’écrivain n’est qu’une gigantesque oreille qui sait entendre ce que les humains disent. Et ces hommes parlent beaucoup. Même dans les convenances, il réside quelque chose qui leur est particulier. Et dans cette parole on distingue toutes les craintes, toutes les choses cachées que nous disons « malgré nous » parce qu’il faut que cela soit dit, parce que nous ne comprenons rien à notre utilité sur cette Terre.
Nous n’y pensons pas tout de suite. Au départ tout est flou et nous nous laissons emporter par nos jeunes années. Mais au fur et à mesure que le temps passe, on se pose plus de questions. Et l’écrivain est celui qui justement est torturé par ces questions. Il participe à la « réalité » sans y croire vraiment. Il sent bien que quelque chose ne va pas. Il souffre en silence de toutes ces horreurs que nous apporte la vie. Car la vie est faite de monstruosités que les enfants ne peuvent pas imaginer. Et c’est cette monstruosité que ressent l’écrivain pour qui la vie est impossible. Bien entendu il y a de nombreux écrivains qui ont des enfants. Ils restent optimistes malgré les douleurs de l’existence. Il faut bien que cette aventure humaine se perpétue, se disent-ils. Puis il y a ceux qui n’y croient plus. Cioran et Michel Onfray n’ont pas fait d’enfants. Comment parler d’hédonisme lorsqu’on n’a pas soi-même des enfants ?! C’est que nous ne croyons plus à l’espèce humaine malgré ses bavardages incessants. Et l’écrivain pousse un cri de fin du monde en ne croyant plus à l’exceptionnelle spécificité humaine dans le règne animal. Sa lucidité particulière fait qu’il ne peut plus s’illusionner sur les « joies de la vie ». Condamné au suicide philosophique, il attend que les jours passent sans oser se jeter par la fenêtre comme l’a fait Gilles Deleuze. L’écrivain est bien souvent impropre à la vie. Il aide ceux qui ont le mal de vivre en leur disant qu’ils ne sont pas seuls sur cette planète. Pourtant chacun reste dans la solitude. Même si nous venons au monde avec des parents, nous sommes tout de même seuls face à cette incompréhension qu’est le fait d’exister •
© Serge Muscat – mars 2017.