Une si longue parole d’Amadou Elimane Kane : Un long souffle magique (18/01/2016)

Par Banouna SAM

 

Une si longue parole d’Amadou Elimane Kane est le genre de livre qui nous laisse assez peu volubile pour écrire dessus. Ce livre n'est pas un ouvrage que l'on lit juste pour consommer les mots, il construit peu à peu en nous comme une sorte de musique. Amadou Elimane Kane a écrit un texte sensible, humain, à la fois bouleversant et captivant.


Dscn1707


Sensible et humain dans le sens où lire ce livre nous touche jusqu'au tréfonds de l’âme. Comme les livres qui relatent nos vécus traditionnels avec la misère et la souffrance qui les accompagnent, je pense à Une si longue lettre de Mariama Ba,  Une si longue parole d’Amadou Elimane Kane retrace avec profondeur les blessures d'une femme qui a subi  un mensonge moral de la part de son mari. Cette fois, ce n'est pas la polygamie qui touche la famille mais un problème insoluble à l’époque où nous sommes : je veux parler de la corruption, du détournement des deniers publics qui mettent en péril tout un peuple.

C’est l’histoire de la trahison de Bii lamdoo envers Fatimata, avocate de surcroit, imbue de valeurs et amoureuse de la justice, de l'équité. Le parcours de Fatimata, la mort de sa sœur Gaandal et la situation précaire de sa famille, la mère ne brille plus simplement épuisée par tant de choses endurées, sont autant de sentiments qui agitent la fibre humaine qui est en nous.

Ce roman nous parle dans le sens où notre âme se rebelle à prendre conscience de tels évènements, nous comprenons que nous ne devons pas nous contenter de dire que c'est la volonté divine. Il y a la main de l'homme partout où le malheur s'abat ; la mort de Gaanndal est d'abord liée à un manque de soins médicaux et parce qu'à côté des hommes s’accaparent de l'argent du « Contribuable », se souciant peu du malheur des autres.

Bouleversant, dans le sens où l'on attend un dénouement heureux pour cette famille qui n'a connu que des heures sombres, et un peuple qui n'a pas encore trouvé son salut.

Fatimata, femme battante, pleine d'énergie, est amoureuse de son terroir. Elle croit aux valeurs inculquées par ses parents qui font qu'elle n'abandonnera pas le long combat. Le chemin est périlleux mais les lumières jaillissent au bout de la route, justice, équité et un lendemain meilleur qui sortira du passé de nos valeurs ancestrales avec comme principes premiers : l'amour, le pardon, le partage, la générosité et surtout l'humilité !

Captivant oui, à travers, le personnage de Diafra. L'auteur montre qu'il ne faut jamais juger l'être humain à travers son port vestimentaire (« l'habit ne fait pas le moine" dit-on souvent). Diafra, le fou de yenn, n'est pourtant pas un fou (quelqu’un qui a perdu la raison). Au contraire, il a un impact positif sur Fatimata car il lui transmet des valeurs, ce qui permet sa survie. Contant son parcours à la jeune fille, il déclame sa passion qu'il n'oublie pas et dans ces passages, l'auteur nous montre qu’être passionné de quelque chose sans pouvoir partager est SANS intérêt !

De manière plus sage, l'homme du fleuve n'est rien d'autre qu'un homme libre, en parfaite harmonie avec la nature qui pour lui, est Refuge des cruautés de la vie, qui pour d'autres est simplement Folie ! Est-il seulement un homme incompris, qui a fini par prendre comme bonne compagnie la Solitude ?

En tout cas, il apprend à Fatimata une chose essentielle de la vie : la survie ! En d'autres termes, la mort de Gaandal doit rappeler à Fatimata qu'il est urgent de vivre ! Vivre afin de ne jamais mourir orphelin car une sagesse africaine dit que mourir sans rien laisser comme impact social et positif, c'est être orphelin.

De cette rencontre, elle apprend, à partir de son vécu et de sa curiosité prématurée de la vie, une autre façon de voir les choses et de prendre son destin en main. Elle ne reverra pas Diafra mais ne l'oubliera jamais.

Aux dernières pages, l'auteur revient avec brio sur des faits historiques et politiques que le peuple sénégalais a vécus. Amadou Elimane Kane, mêlant fiction et réalité tout comme prose et poésie s’entremêlent tout au long du roman, dessine de manière fictive une réalité que nous connaissons bien. À l'image de Wojeree et Bodiel, principaux acteurs  d'un scénario montrant comment le peuple sénégalais a choisi l'épidémie qui va le décimer, une valse hésitation entre la peste et le cholera au soir des élections favorisant Bodiel.

Le seul salut du peuple est de dire à Wojeree : finalement, le pouvoir est une prérogative du peuple !

Bodiel, de son côté n'a fait qu'utiliser la technique du comment manipuler un manipulateur. Ayant été nourri à la sève politique de Wojeree et maitrisant toutes les stratégies de son  "pair/ père ", il va finir par traquer son frère de "guerre d'enrichissement illicite" pour mieux berner le peuple, encore sous le coup de l'émotion de la victorieuse tournure des évènements.

Wojeree et son fils Bii laamdo, désormais, anges déchus ne semblent pas lâcher prise et leur dernier recours est de chercher à attirer Fatimata dans un dilemme destructif dans lequel sans ses principes et ses valeurs universelles, elle serait prise au piège. Ayant tenu le coup fatal du destin jusque-là, elle se refuse toute bassesse car il lui reste ce qui n'existe plus chez Wojeree et son entourage : la dignité humaine.

Toujours battante et femme de principes, elle sait être aux charges de sa famille et n'a de cesse de  s'occuper de l'éducation de ses enfants. Les malheureux évènements n'ont rien changé en elle.

On peut dire qu'elle incarne ce que Christiane Singer dit de la femme: " sans le Féminin, toute société est vouée à l'échec", cela pour dire que tout repose dans les mains de cette figure du village de Yenn que rien ne peut plus ébranler.

Fatimata possède l'amour de sa communauté, l'amour de la justice, du vrai et sait que l'amour peut toujours espérer !

Dernière parution de la trilogie composée de l'Ami dont l'aventure n'est pas ambiguë et les Soleils de nos libertés, Une si longue parole  achève ce long combat pour une Afrique qui renait et renoue avec son histoire : un continent meurtri par tant de maux. Cet ouvrage remarquable où Amadou Elimane Kane fait le constat de la dégradation de nos sociétés, avec comme marque de fabrique la corruption et la fausseté des hommes, leur hypocrisie et surtout l'irresponsabilité de nos despotes, comme il le dénonce à travers la voix de Fatimata :" comment voulez-vous que je me taise face à cela?"

Toujours dans la particularité de sa plume belle et rebelle, Amadou Elimane Kane sait manier la rhétorique pour mieux dénoncer avec humour le plus grand mal qui nous ronge en ces termes : "des professionnels de la duperie ou encore le docteur en mensonges"

L’auteur nous enchaîne au récit pour nous emmener aux plus belles pages. La poésie mais aussi une phrase des plus alarmantes, le message dédié à toute la jeunesse. Les vers du poète nous parlent !

Un rappel des faits que notre continent a longtemps vécu : la misère, la pauvreté, l'humiliation, l'esclavage, autant de maux qui nous laissent sans mot.

Permettez-moi de partager quelques extraits :

« Si je me tiens aujourd'hui devant vous,

C'est pour brasiller la cervelle

Des hommes vicieux

Des hommes pervers

Marchands de génocides

Aboyeurs de développements serviles

Les bouffeurs de la démocratie

Les falsificateurs de la liberté

Je fouillerai dans vos esprits

Pour parler à haute voix

De votre humanité vénale... »

 

« Souvenez-vous

Nous ne voulons plus de l'injustice

Nous combattrons

La falsification historique

Et l'aliénation

Nous ne voulons plus de l'ignorance

Plus de corruptions

Plus de détournements

Des deniers publics... »

En somme, c’est le refus d’une société en crise de valeurs, d'une société malade d'un malaise social créé par les hommes.

Ce livre est une invitation à la construction d'un édifice où toute la jeunesse puisera de véritables potentialités dans les ressources dont regorge notre Afrique Mère pour une transformation sociale et historique définitive.

Et plus encore, Amadou Elimane Kane nous invite à un retour aux sources matinales en revisitant  l'Almammyat, fondé par Ceerno Sileymaan Baal (1776-1890), pour mieux comprendre la révolution torodo et l'histoire du Fuuta Toro, une région du nord de l'actuel Sénégal.

Une si longue parole est ainsi le trajet de notre mémoire, de notre destinée et des valeurs que nous devons porter.

Une Si Longue Parole, Amadou Elimane Kane, roman, éditions Lettres de Renaissances, 2015

Banouna SAM, étudiante et membre du département Jeunesse de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche


En savoir plus sur http://www.institutculturelpanafricain.org/accueil-/presentations-d-oeuvres-litteraires.html#RGB1sCb4KmIZG7la.99



Catégorie : Littératures