par Serge Muscat
Les parents de Gérard Pinson avaient pour profession celle d'ouvriers imprimeurs. C'était une famille qui avait traversé bien des difficultés conjugales puisque le couple s'était séparé alors que Gérard n'avait qu'une dizaine d'années. La mère avait réussi à obtenir la garde de l'enfant et s'était remise en couple avec un ancien pédicure recyclé en tant que VRP dans le domaine des fournitures de bureaux. La vie avec son beau-père procurait à Gérard certaines joies étant donné qu'il gagnait sa vie mieux que son père ouvrier. Toutefois il restait très attaché à ce dernier et se retrouvait de ce fait écartelé entre deux cultures, celle du monde ouvrier et celle de la petite bourgeoisie. Quant à sa mère, elle restait la caricature de la femme prolétaire et de sa gouaille populaire.
Gérard Pinson suivit des études secondaires sans rencontrer de difficultés majeures. Son seul handicap résidait dans le fait qu'il lisait très peu de livres. Il était surtout attiré par les activités manuelles et par la lecture de bandes dessinées. Bien que ses résultats scolaires fussent bons, il ne savait pas rédiger un exposé sans faire une multitude de fautes d'orthographe. Il réussit néanmoins à obtenir un baccalauréat en sciences économiques puis entra à l'université. Il s'orienta vers une discipline qui n'avait aucun lien avec ce qu'il avait étudié au lycée. Il choisit en effet des études d'arts plastiques. A cette époque il s'essayait au dessin de bande dessinée, mais ses résultats demeuraient plutôt mitigés. Il ne possédait aucune imagination et ne faisait que plagier les auteurs qu'il appréciait.
Après avoir passé ses deux premières années d'études à l'université, il décida de prolonger sa formation dans un département qui s'intitulait : « Arts et Technologies de l'Image ». L'objectif de ce département était d'amener les étudiants à réaliser des images de synthèse et des films d'animation numériques. C'était à cette époque une création encore récente, et l'essor des ordinateurs personnels commençait à peine à exploser. De ce fait, Gérard avait la sensation de faire partie de l'avant-garde sur ce qui se faisait dans les domaines des arts visuels.
Cette formation un peu bâtarde ne préparait pas à être un informaticien confirmé et n'apportait pas non plus de solides connaissances théoriques en arts plastiques. C'était une expérience nouvelle qui cherchait encore ses marques, et ceux qui finirent cette formation ne devinrent ni des plasticiens ni des informaticiens chevronnés. Ils connaissaient un peu de tout mais sans être véritablement compétents dans aucun domaine. Quelques étudiants provenaient directement d'une formation en informatique et ce furent les seuls à trouver par la suite facilement un emploi. Pour les autres, ils entreprirent une série de recyclages dans divers domaines qui correspondaient au marché du travail.
A la fin de sa maîtrise Gérard Pinson décida de se lancer dans le métier de maquettiste en PAO. Les logiciels à manipuler étaient assez complexes, mais avec une longue pratique il finit par savoir les utiliser. Il n'était que simple exécutant sous l'autorité d'un directeur artistique. Il aurait pu lui aussi devenir directeur artistique. Cependant il ne mettait pas en valeur ses capacités. Gérard n'avait que deux points de repère, que deux modèles sur lesquels il pouvait s'appuyer : le modèle de son père ouvrier d'imprimerie et l'autre modèle de son beau-père VRP. Durant ses études il n'avait pas pu s'identifier pleinement à ses professeurs. De ce fait il s'imaginait être un ouvrier du secteur de la PAO sans avoir de plus grandes ambitions.
Les sociologues qui étudiaient les mécanismes de la reproduction sociale ne se trompaient pas. Les habitus incorporés durant l'enfance dans un certain milieu social demeuraient difficilement modifiables une fois arrivé l'âge adulte. L'individu conservait bien souvent le modèle de sa famille, et c'est ainsi que se reproduisaient les classes sociales.
Gérard travailla pendant sept ans dans la PAO. Puis, les logiciels devenant de plus en plus complexes, il avait du mal à suivre toute cette évolution. C'est ainsi que n'arrivant plus à être à jour concernant les innovations informatiques, il décida de devenir VRP comme son beau-père. Il continuait à s'identifier à sa famille avec la crainte de se lancer dans quelque activité qui lui était inconnue. Il apprit le métier sur le tas en suivant avec attention les conseils de son beau-père. En quelques mois il fut opérationnel et se lança pleinement dans la profession.
Au début les clients et les commandes étaient nombreux. Mais progressivement se développait l'utilisation d'Internet. Ainsi au bout de cinq ans sa clientèle avait diminué de moitié. Les achats sur le web lui faisaient de la concurrence et il commençait à pressentir le déclin de son activité. Il réussit à conserver quelques clients pendant encore cinq années, puis fut obligé d'arrêter la profession de VRP, Internet ayant pris la quasi totalité du marché.
Gérard Pinson avait alors cinquante ans. Depuis une vingtaine d'années il n'avait mis aucune de ses connaissances en informatique à jour et se retrouvait à présent face à l'emploi comme devant un mur infranchissable. Il resta au chômage durant plus d'un an. Après cela, n'ayant plus aucune ressource, il trouva des emplois précaires en intérim en tant que manutentionnaire payé au SMIC. Il s'accrocha à ce travail jusqu'à la retraite en étant aigri jusqu'au plus profond de lui-même et en maudissant le libéralisme â—
© Serge Muscat – novembre 2015.