La communauté impossible. Réponse à Flavien Enongoué (29/12/2015)

Penser est un exercice périlleux qui expose le penseur à une série d’erreurs, mais s’il n’assume jamais ce risque, alors il ne pense jamais. Flavien Enongoué, Maître-assistant de philosophie et Conseiller spécial d’Ali Bongo, s’est fendu d’une longue tirade dans L’Union des 18 et 19 décembre 2015, «Les guerres civiles de l’opposition gabonaise : en avant vers le passé», pour avancer trois propositions sur l’alternance et l’élection présidentielle de 2016. La première est une affirmation prédictive annonçant la victoire d’Ali Bongo, puisqu’il ne tient que de sa volonté d’être candidat. La seconde est une autre affirmation qui est la cause de la première : l’opposition est divisée et ne peut donc parvenir au pouvoir. Et puis, une troisième qu’il ne semble pas percevoir lui-même : il n’y a pas d’alternance parce que, d’une part, Ali Bongo est candidat et, d’autre part, parce que rétrospectivement l’opposition n’est pas qualifiée pour l’activer. Mais comme il esquive volontairement le problème fondamental des conditions d’existence viable de notre communauté nationale, je suis curieux de savoir si l’enseignant de philosophie a pensé ou, au contraire, s’est-il réduit à une expression instinctive aux apparats d’une activité réflexive qui n’a cependant pas dissimulé sa pulsion de survie.

Une Opposition fautive ?

Le raisonnement paraît vrai, mais sa déduction est pourtant fausse. Il dit : les Bongo gagnent parce que l’opposition est divisée. C’est comme si on disait : «Ali Bongo a gagné parce qu’il pleuvait». Ça ferait assurément rire nos enfants. C’est-à-dire qu’il établit un rapport de dépendance entre le fait que l’opposition soit divisée et le fait qu’Ali gagne. Autant, de la pluie on ne peut tirer la conséquence de la victoire d’Ali Bongo, autant de la division de l’opposition on ne peut déduire cette victoire. Le raisonnement n’est vrai que d’apparence, parce qu’il se fonde sur la seule observation des faits, sans qu’il en montre rigoureusement le lien de causalité. Il est vrai que l’opposition est divisée. Mais non seulement depuis 1990, nous avons accepté le multipartisme mais en plus ce n’est pas ce multipartisme qui est à l’origine de la dynastie au pouvoir. La démarche de l’idéologue consiste ici à renier l’histoire et à trouver le mal là où il y a pourtant le bien. Omar Bongo affirmait que dans «l’ordre ou le désordre», il gagnait. Le problème n’est donc pas au niveau des modèles de gouvernance politique (monopartisme/démocratie) ; dans les deux cas, les Bongo et le PDG demeurent toujours au pouvoir. Et l’on peut voir qu’Omar Bongo assimilait tendancieusement l’ordre au monopartisme et le désordre à la démocratie. Flavien Enongoué exprime alors une nostalgie que se partagent tous les affidés du Prince, qu’ils soient de l’Opposition ou de la Majorité. Si les «partis gazelles» se sont fédérés autour du PDG, ce n’est pas parce qu’il fallait assurer la victoire au candidat du PDG, mais pour s’assurer que dans le cas de cette victoire annoncée, ils participeraient au pouvoir et à ses dividendes. Autrement dit, c’est moins l’idéologie qui l’emporte qu’un matérialisme grégaire et physiologique. Et le PDG tire évidemment un avantage incommensurable de ce qu’il fut d’abord Parti-Etat avant de partager son hégémonie avec d’autres partis.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que l’enseignant de philosophie fait d’une variable un paramètre dominant. C’est là que les faits le conduisent en erreur, du moins ceux qu’il sélectionne soigneusement. La dispersion de l’Opposition n’est pas déterminante dans les victoires (?) successives du PDG, cet état des choses n’est qu’une variable ; et il faut certainement un cumul de variables et constituants valides en faveur des institutions publiques et de la démocratie pour que l’Opposition prenne le pouvoir et qu’Ali perde une élection présidentielle. Parmi ces constituants nécessaires pour la crédibilité d’une démocratie et la sûreté des institutions publiques, il faut compter la biométrie (dans le système électoral), la séparation des pouvoirs (dans la gouvernance publique), la sincérité des acteurs (la politique ayant fondamentalement une dimension morale. On citera tous les philosophes et sociologues que l’on voudra, on ne réduira jamais la politique à une technique).

Et c’est sans doute parce que les acteurs de l’Opposition ont compris que l’alternance est impossible sous la forme démocratique, les Bongo gagnant dans l’ordre et dans le désordre et tout étant lié à leur seule volonté, qu’ils choisissent de se disperser pour tomber eux aussi dans ce que j’ai appelé matérialisme grégaire et physiologique. Ceci expliquant cela, il est aisé de comprendre le phénomène de la transhumance politique. Est-il utile de rappeler au moins les cas de Mba Abessole, de Pierre Claver Maganga Moussavou ou de Dijob Divungui Di Ndinge ? Je suis d’avis que l’Opposition doit s’unir pour accéder au pouvoir même si en 1993 cette unité ne fut pas nécessaire pour l’élection de Mba Abessole ; mais insinuer que Bongo l’emporte parce que l’Opposition est en guerre civile, et dire que pour accéder au pouvoir la candidature unique paraît nécessaire, ce sont deux choses différentes. Il n’y a pas ici un lien de causalité dans la deuxième proposition entre le fait de la division de l’opposition et les déclarations de victoire des Bongo/PDG.

La candidature d’Ali : la malice de la simplification

Si l’opposition est divisée et manque de qualité pour être «éligible», Bongo possèderait non seulement les qualités (dont la notoriété, la popularité et la préférence communautaire), mais aussi une Majorité présidentielle indivisible. Pour faire dans du simplificationnisme, on ne peut pas faire mieux que Flavien Enongoué. Parfois, les yeux ne voient que ce qu’ils veulent voir. D’où une mise en relief, chez lui, de «l’évidence Ali Bongo» : «De mon point de vue, cette équation (l’équation des présidentiables) sera très simple à résoudre pour la majorité présidentielle en 2016, parce qu’elle n’a pas d’autre inconnue que la seule volonté du sortant : Ali Bongo Ondimba». Et puisque l’Opposition est désunie, il va de soi que Bongo gagne, tel est le raisonnement de l’enseignant de philosophie. Il faut s’arrêter sur «la seule volonté du sortant» dont le sens voudrait effacer toute la difficulté de sa candidature. Le faux et usage de faux en 2009 et le courant Héritage et Modernité au sein du PDG me semblent être d’autres paramètres importants qui relativisent «l’évidence de la seule volonté du sortant». On voudra dire et écrire ce qu’on voudra, la candidature d’Ali Bongo n’est une évidence ni au PDG ni dans l’opinion publique. C’est une vraie provocation qui me fait penser que son propos est une vraie commande des idéologues pour faire accepter l’inacceptable et occasionner des moutonnements qui ont longtemps soumis le pays tout entier à la servitude. Le faux et usage de faux de l’acte dont s’est rendu coupable Ali Bongo en 2009 laisse planer sur sa candidature des incertitudes et des tensions que ne peut malheureusement régler Flavien Enongoué. En outre, même si le doute est permis, on peut prêter àHéritage et Modernité la volonté d’aller jusqu’au bout de sa logique. A moins, là aussi, que la seule volonté d’Ali Bongo, comme en 2009, fabrique un consensus de façade. Ce qui serait une catastrophe pour notre pays.

On perçoit évidemment la stratégie guerrière de Bongo avec les recrutements massifs dans la Police nationale pour préparer des réponses militaires à une probable contestation sociale. Ce qui me semble donc en jeu ici, ce n’est plus l’élection en 2016, mais la gestion postélectorale du scrutin. Et là, l’Opposition et la Majorité n’ont pas la même stratégie. En amont, tout le système judiciaire gabonais est mis à contribution pour effacer le fardeau de l’acte de naissance frauduleux et, en aval, policiers et militaires se préparent pour défendre «l’évidence Ali». Côté Opposition, la candeur dont ils font montre laisse croire que ses acteurs ne savent pas ce qu’ils font ni ce qu’il faut faire, du moins jusqu’à présent. Je voudrais cependant croire qu’elle aura une réponse adéquate, ne serait-ce que pour empêcher la candidature d’Ali Bongo.

Dans cette tension, on voudrait faire croire que le Conseil National de la Démocratie travaillerait à la prévention du conflit postélectoral. La question n’est pas de savoir si l’espace de discussion est rompu, mais d’évaluer la sincérité des conditions de discussion que cet organe met en place. Comme un traumatisme, reviennent à la mémoire la Conférence nationale de 1990, les Accords de Paris en 1994 et les Accords d’Arambo en 2006 qui débouchèrent sur des gouvernements d’union nationale dont la finalité fut toujours le partage du pouvoir avec un préalable indiscutable : Bongo doit garder le pouvoir. Or c’est ce préalable que ne peut faire sauter le CND. Car, comme tout le monde le sait, le CND n’est qualifié qu’à donner des avis. Cela signifie que Bongo et les autres acteurs politiques ne sont pas obligés de se soumettre à ses avis. Depuis au moins 2015, l’Opposition aura fait la requête d’une Conférence nationale souveraine, qui est dans son idée la négation de la Conférence nationale de 1990, du CND et de la légitimité d’Ali Bongo. Mais elle ne l’a jamais organisée, attendant l’initiative de cette conférence d’un homme dont elle conteste pourtant la légitimité. En allant au CND, tous les espoirs de l’alternance sont suspendus au mieux, sinon anéantis au pire. C’est un cercle vicieux qui condamne le pays à la routine.

Existe-t-il des élections en Afrique où les proclamés vaincus ont reconnu la victoire du déclaré vainqueur ? Oui, au moins au Sénégal, au Mali, au Ghana, et maintenant au Burkina Faso. Il est donc possible de mettre tout le monde d’accord sur les conditions d’organisation et de transparence d’une élection ! Justement, l’Opposition a fait une liste des principales réformes institutionnelles pour avoir une démocratie apaisée, sachant qu’Ali Bongo ne peut plus compter parmi les candidats, puisqu’il a perdu son éligibilité du point de vue juridique ; ce sortant n’a pas vocation à revenir. Mais même sans Ali Bongo, il faudra assainir les tensions politiques, notamment en accordant au système biométrique tout son crédit. Dans ses conditions actuelles, elle ne garantit guère la fin des fraudes électorales. Pour que ces requêtes deviennent des réalités, il faut une indépendance des pouvoirs, une indépendance des hommes et que la seule volonté d’Ali Bongo soit mise en cage. Il ne faut pas être un génie pour comprendre que nous demandons des choses impossibles, parce qu’irrationnelles pour le Régime et ses «savants de la caverne».

Dépasser les acteurs politiques : la possibilité d’une communauté

Le chemin de l’alternance est dès lors piégé car la classe politique est contre elle. Ce dont ne se rend pas compte Flavien Enongoué, c’est le fait qu’il réduise la candidature d’Ali Bongo à sa volonté, méprisant tour à tour le système judiciaire à propos de son acte de naissance frauduleux, et rende responsable l’Opposition du fait de ses propres turpitudes. C’est dire que nous ne pouvons parvenir à l’alternance en comptant sur Ali Bongo/PDG et l’Opposition. Alors que faut-il faire ?

Les intellectuels du Bord de mer, que j’appelle par ailleurs «marchands des savoirs» parce qu’ils ne visent le savoir que dans un but instrumental lié au pouvoir, prétendent que «l’alternance est considérée avant tout comme un changement géo-ethnique du centre de gravité du pouvoir d’Etat». S’appuyant sur une ethno-démographie électorale, il appuie l’idée que l’alternance se résume à un remplacement d’hommes en fonction de leur appartenance communautaire. Ce qui, pourtant, n’est vrai ni pour Mba Abessole en 1993 ni pour les Bongo puisqu’ils sont d’une ethnie minoritaire. Mais passons. L’alternance n’est pas réductible aux disputes politiques ; c’est un horizon communautaire qui redéfinit les conditions de notre vivre-ensemble pour insuffler une efficacité aux services publics et des opportunités de bien-être pour tous les citoyens. Il s’agit d’une dynamique patriotique en lieu et place d’une caste d’hommes d’affaires sans adresse qui ont décidé de faire la politique pour s’assurer les marchés publics. Dieu-Donné Madebe a publié un essai qui me paraît notable ici, Hétérogénéités spatiales, réorganisation du territoire et du développement du Gabon (2013), où il montre les disparités entre différentes provinces à partir de l’Indice de Hiérarchisation Urbaine (IHU). Il rappelle à raison que «le territoire national a besoin d’une autre vision pour engendrer un nouveau contenu».

La question de l’alternance ne se réduit certainement pas aux jeux politiques de remplacement des uns par les autres dans un mécanisme de reproduction du système, mais à une problématique générale de la vie : pourquoi vivons-nous en société et pourquoi avons-nous besoin de vivre en société ? C’est que les hommes pris individuellement sont frappés d’une incomplétude qui les rend inaptes à régler les problèmes auxquels ils font face. Pour se donner de l’énergie, se sauver de sa solitude et de son impuissance face à des phénomènes naturels qui pourraient le détruire, l’homme a fondé la société dans le but de se protéger. C’est le fondement de la politique. Aujourd’hui, malheureusement, l’Etat est aux mains d’hommes qui ignorent tout de la politique et de sa nature morale pour se réduire à une technique dont la seule ambition est de gagner et garder le pouvoir. C’est là une conception moyenâgeuse de la politique. Dans les processus collectifs de changement, on dit qu’il faut changer le paramètre dominant pour changer le système ; il faudra changer le paramètre dominant et les variables du système pour trouver la raison de ce système. On laisse Bongo diriger avec un acte de naissance frauduleux, et quel message, quelle éducation, donnerions-nous à nos enfants qui sont censés construire le Gabon de demain ? On grossit les revenus des cadres politiques et des hauts cadres de l’administration par des rétributions fonctionnelles mirobolantes alors que nous n’avons pas atteint l’autosuffisance alimentaire (ce n’est même pas une préoccupation politique), un système de santé adéquat, un système scolaire solide, une sécurité sociale pérenne, un système d’accès à la propriété. Des individus veulent vivre comme dans un pays développé alors qu’ils sont dans un pays sous-développé, au point qu’ils paraissent plus riches que l’Etat pour faire à celui-ci des dons.

Là où l’enseignant de philosophie instaure une communauté impossible, nous envisageons la possibilité d’une communauté. Nous voulons l’alternance, non pour de fumeux débats d’éligibilité, mais pour tracer les lignes d’une communauté humaine viable. Ce n’est pas difficile à comprendre. Les slogans de type «Nouvel Elan», «Emergence» et consorts sont bien pour des effets rhétoriques, mais ils ne changent rien dans nos modes de vie. Flavien Enongoué pourrait être un bon philosophe s’il se donnait la peine de penser ; il nous serait bien utile ; mais la rhétorique descriptive qui valide l’égoïsme humain ne changera rien à la condition de la communauté nationale. Parce que finalement, ce dont on ne parle jamais, c’est l’amour, qui est au fondement même de l’idée de société. Je pense que le temps est venu de dépasser les cadres politiques et leur promiscuité. Il appartient à la société civile ou à une nouvelle génération politique, en dépassant les clivages mensongers de la Majorité et de l’Opposition, de fonder une nouvelle communauté où les politiques publiques sont la preuve d’un amour que nous nous portons les uns les autres. Tel est le sens exclusif de mes contributions dans le débat public sur notre société.

Noël Bertrand Boundzanga

Universitaire/Membre du Club 90


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