Par Ghonda Nounga
AUX ORIGINES DE L’UTILISATION DU MOT « GOMBO » POUR SIGNIFIER « CORRUPTION »
(Je dédie ce petit article à la mémoire de deux complices musicaux disparus récemment : Georges Wilfried Essono et Gabriel Mayo - alias Mevio)
Charlotte Dipanda, une diva comme on n’en fait plus au Kamerun, a prêté sa voix merveilleuse à l’odieuse entreprise d’escroquerie musicale, intellectuelle, psychologique (et certainement financière) que l’on sait. De sa belle voix mélodieuse qui a dit « oui », elle aurait pu dire non. Un « non », qu’il soit chanté en un La bémol plein de trémolos ou dit sur un ton rageur, conserve la connotation qu’on lui sait. Et les escrocs en vestes et cravates chargés d’organiser la CAN féminine seraient allés chercher ailleurs quelque autre complice moins talentueuse. Il y en a un grand nombre dans notre pays, et disponibles à souhait. Et jamais, au grand jamais, elles/ils ne se donneront pour devise cette parodie que je fais d’une phrase célèbre de Julius Nyerere (reprise plus tard par Thomas Sankara) : « Un musicien sans conscience politique n’est rien d’autre qu’un mercenaire de la note. »
Nul doute, Charlotte Dipanda a eu son « gombo » ; un gombo qui, bien qu’il provienne d’un service à la mauvaise cause, est en tout point similaire à celui après lequel nous, jeunes musiciens des temps jadis, courions avec enthousiasme ; un gombo qui signifie « paiement reçu pour un travail effectué » ; un « gombo » en tout point différent (et comment !) de celui qu’encaisseront les félons organisateurs de la CAN.
Vers le début des années 70, le paysage musical à Yaoundé est composé, pour l’essentiel, de grands orchestres comportant un nombre incroyable de musiciens sur tous les instruments possibles, y compris le banjo, le violon et le vibraphone parfois. Je n’insisterai pas ici sur les raisons culturelles et économiques de cette floraison des « Big Bands », mais Jean-Marie Ahanda, trompettiste au Philanthrope en ces temps-là, peut témoigner de leur existence. Mêmes les orchestres scolaires comme « The Soul Cousins » du Lycée Leclerc (avec Lazare Biwole, Achille Ango, Jean-Pierre Bitjong, Elkana Ngoue, etc.), ne comptent pas moins d’une dizaine de musiciens. Il en va de même à Vogt, bien entendu, et, plus tard, à l’Université de Yaoundé où l’auteur du présent article sévit comme batteur dans l’un des deux orchestres composant le YUM (Yaounde University Music). Le moindre des orchestres jouant des musiques dites « typiques » (congolaises, kamerunaises, nigérianes – high-life, etc.) a ses saxophonistes, ses trompettistes et autres vents, ainsi qu'une pléthore de percussionnistes, de chanteurs et de choristes. Pour chaque instrument, le musicien titulaire a souvent un suppléant. C’est vous dire !
Par ailleurs, il existe de nombreux petits groupes. Mais ceux-ci sont trop spécialisés dans un genre spécifique pour pouvoir animer les soirées de mariages, de baptêmes et autres célébrations importantes. « Les Chanceliers », par exemple, ne font que de la Pop Music. Alexandre Francis Sanzouango et ses complices (parmi lesquels moi), dans leur intellectualité d’emprunt, refusent de faire autre chose que des concerts, et pas n’importe où s’il vous plait !
Les Big Bands des divers cabarets étaient donc les maitres sur le marché des célébrations diverses, parce qu’ils jouaient toutes sortes de morceaux vieillots (genre Bossanova) ou à la mode (Ekami Brillant, Kool and the Gang, James Brown,etc.) Il faut noter qu’à cette époque, les chaines Hi-fi étaient quasiment inexistantes. Les minuscules Tepaz et Phillips (marques de tourne-disques) dont quelques privilégiés disposaient ne pouvaient faire l’affaire que pour des « booms » réunissant au mieux une vingtaine de jeunes lycéens et collégiens. La demande, par conséquent, dépassait largement l’offre sur le marché des fêtes à animer (ne voila-t-il pas que je me mêle d’économie ! Dieudonné Essomba va m’en vouloir.)
Mais tous les Kamerunais n’avaient pas de quoi payer et entretenir les Big Bands. Et même les grands fonctionnaires (qui ne volaient pas autant que ceux de d’aujourd’hui) ne pouvaient se permettre une quinzaine ou une vingtaine de musiciens pour un anniversaire, un baptême ou une décoration. C’est alors que se formaient des « combos », groupes réduits de musiciens se mettant ensemble plus ou moins spontanément pour telle ou telle autre de ces occasions impromptues. Je précise que le mot « combo », tel que j’en donne la définition ici, n’est pas kamerunais, mais appartient au langage de l’époque des Big Bands de Jazz aux USA (Duke Ellington, Count Basie, etc.).
Je me souviens qu’à cette époque, les téléphones cellulaires n’existant pas encore et les téléphones filaires ne se trouvant que chez les « grands », il fallait, à celui qui avait été contacté pour l’animation d’une soirée, faire le tour de la ville ; laisser un mot dans l’enveloppe sur la porte du batteur (Steve Ndzana ou Ndema par exemple) en espérant qu’il le verrait à temps, demander à la mère ou au frère de Victorien Essono, ou de tel organiste, ou de tel guitariste de lui dire que quelqu’un reviendrait pour une question urgente. Le voisin de chambre de tel bassiste informait que ce dernier était en voyage à Bétaré Oya chez sa grand-mère. La quête pour un autre bassiste reprenait aussitôt, et avec quelle angoisse ! Fort heureusement, Yaoundé, à l’époque, n’avaient pas les dimensions inhumaines dont elle se vante actuellement. Avec la soirée qui approchait, on se réunissait ; on établissait rapidement un répertoire de tous les morceaux de musique qu’on pouvait tous jouer ; on soupirait de plaisir à la perspective des retombées de la mise en place de ce « combo » de musiciens ; et chacun rentrait se mettre sur son trente-un pour éventuellement plaire à une lycéenne au cours de la soirée.
Par dérision ou simplement pour s’amuser, les musiciens se mirent à dénommer ces occasions des « gombo ». Le mot « gombo », tel qu’utilisé par les musiciens et d’autres artistes (comme ceux du théâtre) plus tard, n’a donc, à l’origine, aucune connotation négative. Or donc, comment en est-on arrivé à la sinistre équation « gombo = corruption » ? Je vais vous le dire, et sans vous demander le moindre gombo.
A l’époque dont je parle, les hommes de médias étaient les obligés des hommes politiques et des fonctionnaires du régime du parti unique. Mais, en brillants intellectuels qu’ils étaient, ces hommes de médias étaient les plus grands complices des artistes, y compris dans la vie quotidienne. On eût dit que les deux corps de métiers avaient été faits au même moule ! Je me souviens qu’il était quasiment impossible, pour un artiste, de traverser les couloirs du poste national de la radiodiffusion à Yaoundé ou de Radio Centre-Sud sans se faire alpaguer par un journaliste ou un animateur heureux d’avoir une interview pour son émission du jour ou de la semaine, ou même pour un journal-parlé en cours de préparation. C’est vous dire ! Ottou Marcellin et moi-même n’en revenions toujours pas, il y a quelques semaines, que de tels rapports, dénués de toute proposition mercantile, aient pu avoir cours dans notre pays. Une vraie confraternité ! Il était inévitable, par conséquent, que les merveilleux journalistes et animateurs des temps jadis s’imprégnassent du sens corporatiste du mot « gombo » chez les artistes, et que leurs successeurs détestables se missent à l’utiliser bientôt, quand vinrent les temps de la quasi-officialisation de la corruption et du mauvais « gombo ».
Voilà. J’ai dit. Que celui qui peut me contredise.