Par Morrad Benxayer
« La nuit va être belle ! » fit Abul’ Mouktadir en tordant les bouts arqués de sa moustache.
« Puisse-t-elle nous réserver de bonnes surprises ! » ajouta Ibn at Talmith en observant la masse sombre qui, peu à peu, avalait la langue éburnéenne du jour.
Le désert se transformait. Les collines et les plaines environnantes prenaient une teinte où se bousculaient ocre, ambre, cornaline et indigo. La petite caravane de commerçants, en provenance d’Ispahan, se dirigeait vers Merv avec la ferme intention d’y vendre des produits d’une qualité inégalée. N’avait-elle pas, dans le fond de ses sacs en cuir de daim, de la vaisselle en or d’Espagne, en céramique de Mésopotamie ou en bronze ? Des tissus en soie brodés de fils d’argent du pays des Arméniens ? Despoignards et des dagues en acier de Damas ? Des manuscrits transcrits du grec ou du latin en vélin rehaussés d’enluminures et renfermant des trésors de connaissance ?
Abul’ Mouktadir et Ibn at Talamith décidèrent toutefois de camper près d’un tell qui abritait sur ses flancs quelques rares buissons épineux mais contenant de quoi contenter les mulets harassés.
Après la prière du soir, les hommes se réunirent autour d’un feu de bouses séchées de dromadaires. La nuit était étoilée et les hommes silencieux. L’oasis où résidait le fils du calife, Al Mamoun, étaità une vingtaine de kilomètres. Il y aurait, une fois arrivés, de l’eau pour tout le monde, des huiles parfumées, de nouveaux visages à découvrir et, bien entendu, une sacrée journée où il faudra batailler dur au marché de Merv.
Lorsque les ventres furent remplis, les membres plus alanguis et les têtes pleines de rêveries, un mouvement se fit du côté du levant.
De la nuit cloutée de brillances surgit un cavalier tout de blanc vêtu. Personne ne l’avait entendu arriver. Son cheval avait la couleur du henné que mettent les belles hétaïres dans les palais de Bagdad. Le cavalier était masqué et sa main droite se refermait sur la poignée d’un grand sabre recourbé.
« Qui es-tu étranger ? » l’apostropha Abul’ Mouktadir. « Que nous veux-tu ? » demanda Ibn at Talmith.
« Je suis un bédouin perdu dans cette contrée, braves marchands. » répondit d’une voix où perçait comme une ironie le mystérieux nomade. « Je ne vous veux pas du mal, poursuivit le cavalier, si... vous acceptez d’exaucer mes voeux. »
Les hommes se regardèrent. Tarik le Soudanais, un géant noir qui était le mercenaire appointé des commerçants d’Ispahan, se dressa de toute sa taille et porta la main à son cimeterre.
« En vérité, continua le cavalier, je suis un noble voleur et, comme tel, je réclame ce que vous avez de plus précieux dans le fond de vos sacoches. »
« Alors, viens le prendre toi-même ! » gronda le Soudanais.
L’homme en blanc glissa plutôt qu’il ne descendit de sa monture et, avec rapidité, se trouva près du mercenaire. Les lames se croisèrent dès lors en une danse au caractère un peu hermétique. Les marchands assistèrent au combat en priant Allah que leur garde vainquit l’inopportun.
La force était du côté du géant mais l’adresse et l’agilité servaient avec succès le cavalier. Tarik fut blessé au genou et lorsqu’il ploya sous la douleur, le voleur en blanc n’eut qu’à le cueillir avec le plat de sa lame. Sec et vigoureux, le coup fut assené sur le crâne de l’Africain et envoya ce dernier rejoindre pour un moment la nuit des songes.
Dépités, les marchands d’Ispahan s’étaient résolus à déballer les richesses qu’ils tenaient à l’abri dans les sacs en daim. Las ! Le voleur au sabre fulgurant dédaigna la vaisselle rutilante ou vernie, les armes damasquinées, les tissus aux motifs symboliques et même les dirhams.
« Je veux, dit-il, ce qu’il y a de plus précieux. » Abul’ Mouktadir voulut jurer sur la tête d’Ali et de ses descendants - il était chiite - que les marchandises étaient toutes là. Il rencontra le regard du ténébreux cavalier mais aussi la grimace de Ibn at Talamith. Ce dernier sortit de dessous son burnous un sac en velours purpurin et l’ouvrit à contrecoeur. Il dit aussitôt : « C’est le présent de notre communauté à Al Mamoun, fils d’Haroun el Rachid. »
C’était un bracelet ancien, très ancien. Peut-être de la période kassite. Il était en or et incrusté de pâte de verre. Des losanges composés de perles en or parcouraient le bandeau du bracelet et lui conféraient une majesté incontestable. Sans un mot, le cavalier masqué se saisit de l’objet et le déposa au fond d’une cassette qu’il rangea dans une des sacoches accrochées à la selle de sa monture. Perdu dans un mutisme singulier, l’homme n’en observait pas moins le ciel comme s’il lisait sur la surface de la voûte céleste le message des étoiles lointaines. Il grimpa lestement sur le cheval roux et disparut dans l’obscurité, vers le levant.
***
Le souk était en ébullition.
- Quelle plaie ! disait un opulent personnage coiffé d’un turban incroyable.
- Nous ne sommes plus en sécurité ! renchérissait un grand escogriffe qui mordait à pleines dents dans une tranche de pastèque à la chair écarlate.
- Il faut que le Prince arrête ce bandit ! grommelait un marchand revêtu d’une ample robe bleutée en soie brodée.
Ibn at Talamith haussa les épaules. Il en avait assez entendu. L’agression dont ils avaient été l’objet, la veille, n’était qu’un épisode d’une longue série de larcins commis contre les caravaniers depuis des mois. Les hommes du Prince Al Mamoun, les délateurs de tout poil, les enquêteurs de la justice, les mercenaires azéris... rien n’y avait fait ! Le bandit était insaisissable. Il parcourait la nuit avec, semble-t-il, des yeux de chat à moins que ce ne fût avec des yeux d’effraie !
Le marchand d’Ispahan se dirigea en jouant des coudes vers un groupe de notables qui faisait cercle autour d’un esclave installé sur une estrade. Abul’ Mouktadir faisait l’éloge du Soudanais. Les marchands persans avaient décidé de réparer la perte du collier en vendant le mercenaire indigne.
Parmi les notables de Merv, un homme de belle prestance et à l’habit néanmoins sobre regardait tour à tour le Soudanais, Ibn at Talamith et Abul’ Mouktadir. Son regard semblait en dire long sur ce qu’il pensait de la confrérie des marchands d’Ispahan. On eut dit qu’il connaissait les caravaniers tandis que ses yeux reflétaient de la compassion pour le Noir.
Les enchères débutèrent et, rapidement, les lèvres des protagonistes prononcèrent des chiffres qui se bousculaient les uns les autres.
« Dix mille dirhams ! » jeta Abul’ Mouktadir.
« Dix mille ! » répondit un des notables.
« Douze mille ! » avança un autre.
« Douze mille cinq cents ! » fit le premier.
« Quatorze mille ! » lança un troisième notable.
Ibn at Talamith et Abul’ Mouktadir se regardaient en feignant l’indifférence mais ils n’en écoutaient pas moins les enchérisseurs. A ce rythme-là, le Soudanais les ferait rentrer dans leurs frais.
Ibn at Talamith avait acquis le collier pour une bouchée de pain. C’était un aventurier, un de ces pilleurs de tombes, qui l’avait découvert près de Aqarqouf, aux abords du Tigre. L’homme n’en menait pas large et la vente fut bâclée très vite. L’objet provenait probablement des vestiges ensablés d’une cité antique. Beaucoup plus antique que les ruines romaines ou grecques. Certainement, le collier devait être contemporain des fastes de la Babylone dont la Bible faisait mention. Ibn at Talamith n’en savait pas plus. Il n’était pas versé en histoire ancienne d’autant que celle-ci remontait, si l’on en croyait les savants de la cour, à au moins deux mille ans en arrière ! Mais le collier était d’essence royale, cela il en était sûr ! S’assurer la bienveillance du successeur d’Haroun el Rachid était une garantie pour les affaires des marchands d’Ispahan. Le présent aurait scellé l’alliance avec le futur calife. A cause de ce bédouin maudit, il fallait faire une croix sur cette entreprise et se contenter du pécule rapporté par cet imbécile de Tarik !
« Vingt-huit mille dirhams ! » proposa une voix claire et forte. C’était celle de l’homme bien mis. Personne ne le suivit. Du reste, les notables de Merv avaient petit à petit abandonné les abords de l’estrade. L’homme répéta sa mise et Abul’ Mouktadir s’empressa d’adjuger l’esclaveà l’enchérisseur. Le Soudanais emboîta aussitôt le pas à son nouveau maître.
« Qui est-ce ? » demanda Ibn at Talamith. Un artisan orfévrier qui observait la scène lui dit : « C’est Moussa ben Chakir, l’astronome. »