***
« Qu’as-tu observé de nouveau ? » demanda Al Mamoun à l’Astronome.
Les deux personnages étaient installés sur la terrasse de la demeure palatiale, près d’un brasero, examinant le ciel nocturne du Khorassan.
« Une Etoile, entama Moussa, avait échappé à mon regard lorsque j’auscultais le ciel, entre le Triangle et les constellations auxquelles les Grecs ont donné le nom de Perseus et Cassiopeia. La pointe de la figure stellaire se nomme Sirrah. L’étoile centrale, que j’ai appelée Mirach, fait face à la nébuleuse Andromède. Cet amas de lumières occultait, à vrai dire, la tête de la figure. Hier soir, je l’ai entrevue. Elle était unique, circulaire et notamment éclairante. C’était l’ancre du navire qui avait pour poupe Sirrah. A l’évidence, elle s’arc-boutait dans la pénombre tracée par le Triangle et Perseus. Ainsi, le navire suivrait le troupeau des constellations d’automne pour tourner autour de la Polaire en une course effrénée. »
« Et quel nom lui as-tu donnée ? »
L’Astronome leva les yeux vers le ciel et, battant légèrement des cils, il laissa son regard caresser la couverture cloutée de scintillements qui plafonnait au-dessus d’eux.
« Alamak ! » fit-il en se tournant vers Al Mamoun.
Le Prince eut un sourire de contentement. Il lui semblait que Moussa ben Chakir se comportait comme un souverain. Le royaume qu’il gouvernaitétait accroché à la voûte céleste. Rien de ce qui existait sur cette terre ne pouvait attiser le désir de l’Astronome autant que ces points lumineux qui guident depuis toujours les voyageurs.
« Raconte-moi encore les scènes que dessinent les étoiles dans le firmament. Je ne me lasse jamais de cette poésie-là ! »
L’Astronome désigna de la main une portion du ciel et déclama: « Vers le nord, ne voit-on pas un berger accompagné de son chien qui fait paître un troupeau de moutons ?
Il va et vient, court sur la rive inapprivoisée du fleuve Eridan.
Des veaux, des chèvres et un bouc viennent se rattacher à l’originelle troupe. L’aboiement du chien les rassure.
Le berger mène la bande, un bâton luminescent lui sert de repère ; il le dirige vers Polaris.
Quatre chamelles avec un chamelon, un seul chameau impétueux au pas désordonné, vont emplir la troupe.
Autour d’eux, une hyène mâle et deux femelles accompagnées de leurs petits ainsi que deux chacals veillent méchamment. Les derniers, au chamelon, veulent tendre un piège.
Le berger pousse son troupeau, brandit le bâton, fait reculer les rôdeurs.
Plus bas, non loin des rives de l’Eridan, on distingue un nid d’autruches ; près du nid cinq autruches femelles ; plus loin, deux autruches mâles rassemblant quelques-uns de leurs petits. Tout à côté, ne voit-on pas des oeufs d’autruche et des coquilles brisées ?
Al-Dabaran brille sur tout. Algénib, Algol, Deneb, Folmahaut, Rigel font le cortège et le fleuve conduit notre peuple d’errants dans la nuit aussi sûrement que le Soleil, en journée. »
Al Mamoun s’était assis sur un pliant en cuir d’éléphant. Il devisait silencieusement, écoutant la prose cadencée couler des lèvres de Moussa.
« Ainsi te guides-tu, dit-il enfin, dans l’obscurité la plus complète, te faisant le complice des lumignons qui condescendent à nous éclairer. »
« Ainsi est-il, Ô Prince des Croyants ! »
L’Astronome s’inclina devant le monarque mais quand il se redressa sa silhouette, entièrement de blanc vêtue, avait tout de la majesté de ceux qui règnent.
***
Un groupe de cavaliers longeait le Mourgab qui suivait, docile, son chemin entre des paliures désordonnés et des îlots d’alfas ou d’ivraies. Le Prince était en excursion, accompagné de sa garde et du gouverneur de l’oasis, Ibn al Mansour. Il forçait un petit peu l’allure, passablement irrité. Sa passion de l’histoire ancienne s’était heurtée à la désolation des terres de cette partie du Khorassan. En vain, avait-il fait creusé des tumulus rugueux, fouillé des monticules de vestiges gréco-romains. De l’art scythe ou sarmate, nulle trace ! Pourtant, la région était sensée être le berceau de la culture des steppes. Al Mamoun maugréait en silence.
Un cavalier s’approcha de lui. C’était le gouverneur de Merv. L’homme fit mouvoir ses genoux de sorte que son cheval adoptât le trot auquel allait le coursier du Prince. Une barbe abondante, parsemée de poils blancs, encerclait son visage couleur cuivre. Ses sourcils épais dénotaient, par leur froncement, l’effort d’une réflexion inquiète.
« Je dois vous faire une confidence, parvint-il à exprimer. Mon enquête avance au sujet de l’identité du voleur. »
Al Mamoun eut un léger mouvement de la tête en guise d’agrément.
« Mes soupçons se portent irrémédiablement sur Moussa ben Chakir. »
Le Prince n’eut aucune réaction. Il écoutait comme pour en savoir d’avantage.
« Les déclarations de mes témoins sont formelles, poursuivit Ibn al Mansour. Le cavalier se meut dans la nuit la plus épaisse, aidée uniquement de la lumière des étoiles. »
Al Mamoun intervint alors sans cesser de maintenir sa monture à l’allure qu’il souhaitait. « Le brigand, fit-il, connaît vraisemblablement la région. Soir après soir, il avance en terrain connu. Son cheval habitué au même trajet trottine sans peine vers le lieu du crime. Le cavalier peut même somnoler ; sa monture le guide naturellement. »
Le gouverneur eut un sourire sarcastique. « Le brigand n’attaque jamais au même endroit. Les agressions ont toujours lieu sur des pistes aussi diverses qu’éloignées les unes des autres, comme si le cavalier fréquentait tous les chemins menant à Merv. Dans la nuit la plus profonde, même une jument à la recherche de son poulain y perdrait sa route... pas lui !»
Al Mamoun resta silencieux. Le gouverneur continua son propos.
« Par ailleurs, un détail matériel permet d’authentifier l’Astronome. La couleur du cheval décrite par les témoins et les victimes est châtain roux. Or la monture de Moussa ben Chakir est auburn. »
« Il faut donc le confondre ! » admit le Prince.
« Vous seul, Ô Prince des croyants, pouvez décider ! »
Al Mamoun leva la tête vers le bleu limpide du ciel où peinaient quelques misérables cumulus. « Vérifiez que Moussa ben Chakir est bien présent à la prière du maghreb et à celle du matin. Son assiduité à la mosquée le libérera des accusations portées contre lui. Un musulman digne de ce nom. ne peut à la fois aller prier Allah et voler d’autres musulmans. » Ainsi parla Al Mamoun, fils d’Haroun el Rachid.
Le gouverneur assombri n’en acquiesça pas moins. Le groupe de cavaliers poursuivit son chemin vers l’oasis.
***
@ Morrad BENXAYER