Une promenade bien mouvementée (nouvelle) (06/01/2016)
Par Ghonda Nounga
(En mémoire de mon ami et frère Séverin-Cécile Abega, le "maître" des nouvelles)
Fomen se sentait minuscule au pied des immeubles bordant l’avenue déserte. De temps à autre, comme pour insuffler une étincelle de vie à ces monstrueuses tours de béton, ou s’en moquer de loin (on n’est jamais trop prudent), une automobile dévalait, en klaxonnant, la pente légère au bout de laquelle l’avenue se perdait, loin là-bas, engloutie par la nappe mystérieuse du fleuve Mélolé. Parfois, un homme passait à pas vifs, l’échine ployée comme sous le poids de quelque inexprimable fardeau. Il disparaissait bientôt à l’autre bout de l’avenue, et l’on entendait quelque temps encore le claquement sec de ses sandales sur le macadam tiède. Puis le silence retombait, étrange et angoissant.
De temps à autre, Fomen jetait un coup d’œil furtif et avide sur les vitrines des magasins. Un coup d’œil furtif ? Et comment ! On eut dit un voleur évitant de laisser percer ses intentions. De combien de mésaventures cette ville inquiétante n’avait-elle pas été le théâtre depuis qu’on parlait de crise économique ? Le bruit courait que la police vous y arrêtait pour un oui ou pour un non, ou encore, que des malfrats organisés en bandes étaient postés à tous les coins de rue, prêts à vous arracher votre portefeuille, et parfois votre vie.
Malgré lui, Fomen se rapprocha insensiblement des vitrines qui semblaient lui dire : viens, viens voir les merveilles que nous contenons. Ici, quinze téléviseurs de toutes marques et de tous formats bombaient le torse sur des trépieds qui valaient certainement leur pesant d’or. Là, des costumes, des robes et mille autres vêtements dont nos grands-pères n’auraient pas rêvé se livraient à un impressionnant défilé de mode. Et tout cela était si beau ! Et tout cela faisait rêver. Ah, que ne sommes nous tous millionnaires ! Plus loin, mille bijoux étincelaient de toute la force de leurs anneaux et entrelacs. Plus loin encore, des automobiles rutilantes reposaient sur des tapis aux couleurs vives, attendant peut-être que la ville reprit vie le lendemain. On était dimanche.
Tout doucement d’abord, comme pour jouer, Fomen se prit à s’imaginer propriétaire des lieux, et puis tout lui appartint. Il s’enflamma, lui dont le portefeuille dormait recroquevillé sur un souvenir. Qui pourrait dont lui disputer son titre de propriété ? Il était seul sur cette avenue déserte. Il en vint à redouter que quelqu’un ne surgisse à ses cotés. Il défendrait ses biens, au couteau ou à la mitrailleuse si besoin était, sans haine et sans faiblesse. Cet immeuble non encore achevé, qui faisait sa cour à un nuage attendri, cette station d’essence dont on apercevait de loin l’enseigne, ces voitures le long du trottoir, et ce trottoir même, tout cela était à lui. Il était Crésus, ou Rockfeller ou, mieux encore, le roi Jean Bedon Bedel Agamemnon qui, disait une méchante rumeur, avait caché une fortune immense en Suisse. En délirant consciencieusement, Fomen s’était davantage rapproché d’une vitrine. Son regard brûlant traversa sans encombre la paroi de verre humide sous ses paumes moites, souleva une paire de lunettes cerclée d’un métal qui était certainement de l’or, l’amena plus près de ses yeux, l’inspecta sous diverses coutures, la mit à cheval sur son nez, l’ajusta et la réajusta, et la reposa délicatement à sa place, en se promettant de choisir quelque chose de meilleur plus loin.
Fomen s’en allait ainsi le long de l’avenue, triant du regard parmi les mille et une merveilles accumulées sur les étagères et les présentoirs quand, du coté de la culotte qui sert à tenir en laisse ce que les hommes conservent jalousement au fond de leur pantalon, un léger titillement vint écrêter l’univers paradisiaque dans lequel il était dieu. Il en éprouva quelque contrariété, et se remit en marche d’un pas vif. Il n’y avait rien de bien grave. Il aurait le temps d’atteindre un terrain vague où il pourrait se soulager. Tu sais, lecteur mon frère, qu’une petite demie heure s’écoule habituellement entre l’envie et le besoin pressant (quelle envie et quel besoin ? Lecteur, prends ton mal en patience). Sous ce rapport, Fomen n’était semblable ni à toi, ni à tous ceux que tu connais. Il lui était arrivé plusieurs fois, au cours des cinq derniers mois, d’avoir l’impression que sa vessie était soudain reliée à une pompe refoulante. La pompe n’avait de cesse qu’il n’eût, d’un geste sec, élargi cette fissure que les tailleurs font au devant des pantalons, et dont nous autres Jupitériens n’avons pas l’usage. Un médecin, consulté, avait établi, après des examens longs et coûteux, que Fomen était atteint d’urémie. Un guérisseur de Baleng, son village, avait découvert, lui, que le mal avait une origine plutôt « traditionnelle. » L’évidence crevait les yeux, avait-il dit. Fomen ne pourrait se débarrasser de son mal qu’en sacrifiant aux mânes d’un ancêtre terriblement courroucé dans sa tombe depuis une centaine d’années, et dont Fomen, jeune homme dans la trentaine, n’avait évidemment aucun souvenir. L’ancêtre estimait avoir été lésé d’une calebasse d’huile de palme dont on aurait dû arroser son crâne à l’occasion de quelque rite funéraire. Il revenait à Fomen plutôt qu’à un autre (le guérisseur s’en expliqua dans un langage tout d’adages et de proverbes) de calmer la fureur de l’ancêtre aigri. Quoiqu’il en soit, tu sauras, lecteur, que Fomen était affligé d’une maladie bénigne, mais tout aussi honteuse que la syphilis et la blennorragie.
Il pressa le pas. L’air fraîchissait dans la brise du soir tombant. Le titillement au bout de l’objet que vous cachez où vous savez s’était mué en une douleur sourde et obsédante. Il crut sentir son pantalon se mouiller. Il respira profondément comme il l’avait fait quelques fois auparavant pour retarder l’échéance fatidique. Voila que sa vessie était à nouveau un ballon dans lequel un méchant garnement insufflait de l’air par saccades brusques. De plus en plus angoissé, Fomen chercha une encoignure où déposer son inconfortable fardeau. Mais entre les bâtisses imposantes qui bordaient l’avenue, il n’y avait pas une seule fissure où l’on pût glisser le doigt. Et si, n’en pouvant plus, il déverrouillait la fenêtre que les tailleurs font au devant de ce que vous savez, et se soulageait ? Il s’accroupirait face au rebord du trottoir et prendrait soin de diriger le jet de son liquide ardent vers une bouche d’égout.
Une autre douleur surgit du fond de sa culotte, du coté du petit trou par où jamais rien n’entre (et par où jamais rien ne devrait entrer ?) et par où s’échappent les déchets de la cuisine et de la digestion ? Elle grimpa le long d’un nerf sinueux et s’en alla rejoindre sa sœur qui se faisait plus vive dans la vessie de Fomen. Les deux douleurs se mêlèrent, s’enlacèrent, s’entortillèrent l’une autour de l’autre comme deux reptiles en chaleur. Les douleurs étaient dans le ventre de Fomen. La douleur incendiait le ventre de Fomen. La douleur était son ventre. De détresse et n’en pouvant plus, Fomen s’apprêtait à dégrafer son pantalon pour mettre à jour ce que vous savez, quand il vit une foule bruyante accourir du petit bout de l’avenue. Tout ce monde à l’exubérance bientôt assourdissante semblait mené par un bout d’homme rondelet que ses gesticulations faisaient ressembler à un pantin en folie. Le petit bout d’homme entonnait des slogans de victoire que la foule reprenait en chœur. Quelque émeute peut-être ? Quelque révolution dans ce pays oublié du monde et endormi depuis bientôt trois décennies sous le regard inquisiteur du roi Agamemnon ? Mille questions fusèrent de dessous le crâne de Fomen. L’oreille tendue, il finit par distinguer les paroles hurlées à pleins poumons par la meute de plus en plus proche. Ces gens revenaient d’une partie de football qu’ils semblaient avoir gagné contre une équipe réputée invincible. Ils étaient une trentaine, tous jeunes et bâtis comme des athlètes, à l’exception du petit bonhomme rondelet. Certains d’entre eux étaient juchés sur les épaules de certains autres. On eût dit des dieux, tant étaient flatteurs les éloges qu’ils recevaient de la meute piétonnière. Les dieux distribuaient des sourires et des poignées de mains qui faisaient dangereusement vaciller leurs montures. Fomen se promit de les laisser passer avant d’assouvir ses deux besoins si pressants.
Soudain, il crut défaillir. La foule s’était élancée vers lui. Il n’eut pas le temps d’esquisser un geste. Il se sentit soulevé de terre et secoué comme un prunier dès l’hivernage. Muet de peur, il se demandait ce qui allait advenir de lui. Une pensée effrayante lui traversa l’esprit. Et s’il s’agissait de l’une de ces bandes de chenapans qui du centre-ville font leur fief la nuit et les week-ends ? Son sang se glaça dans ses veines. Il crut mourir. De fait, il semble bien qu’il mourut, comme il le prétend encore aujourd’hui quand il raconte sa mésaventure. La preuve : n’avait-il pas entendu les vociférations courroucées de ce méchant oncle décédé depuis cent ans déjà, cet oncle dont il ne se rappelait le nom qu’après douze contorsions du cerveau ? Des cris et des rires lui parvinrent à travers cette frontière ouatée qui sépare le pays des ancêtres du monde des vivants. Il ouvrit les yeux avec précaution, car il est dit que la lumière qui éclaire le séjour des morts éblouit d’une dangereuse intensité. Fomen ouvrit donc les yeux, tout doucement et très progressivement ; d’abord un battement imperceptible des cils, pour tâter le terrain (pour ainsi dire) ; puis il dessilla un œil, puis l’autre, et vit avec stupeur qu’il était le cavalier d’un fringant jeune homme. Il poussa un soupir de soulagement et se décrispa quelque peu.
Il s’apprêtait à pousser un rire retentissant, pour faire oublier sa frayeur, quand une douleur lancinante lui traversa le bas-ventre. Eperdu, il supplia sa monture de le poser à terre. Les vannes de sa vessie et celles du petit trou par où rien n’entre ne tiendraient pas bien longtemps. Il sentait déjà le flot brûlant chercher sa voie à travers ce que votre époux, Madame, conserve jalousement au fond de sa culotte et dont nous autres, habitants de Jupiter, n’avons pas l’usage. Qu’adviendrait-il si le torrent souterrain se frayait une voie et arrosait avec vigueur la nuque si bien exposée du fringant coursier ? Il pria en son âme que cela n’arrivât point. Il ne pouvait s’empêcher de voir en esprit cette foule le frappant, et peut-être même le lynchant et le massacrant. Un frisson d’épouvante lui parcourut l’échine, descendit du coté des reins et s’en alla exploser dans sa vessie. En vérité, en vérité, je vous le dis, il n’en pouvait plus.
Fomen ne sut jamais par quel miracle il se retrouva à terre, fuyant à jambes éperdues la meute d’abord stupéfiée, puis moqueuse. Ses jambes étaient des ailes, et il volait. Il volait vite, presque aussi vite que les quolibets réprobateurs qui lui parvenaient comme un écho lointain. Il courut tant et si loin qu’il se trouva bientôt devant une luxueuse salle de cinéma. Des couples de Blancs et de Noirs rangeaient de grosses voitures au bas d’un escalier monumental qui semblait vouloir escalader le ciel. Ils étaient tous habillés comme s’ils allaient marier un fils ou une fille. Leurs chaussures luisaient dans les dernières lueurs du soleil couchant. Certains portaient des vêtements qui sortaient très certainement des magasins que Fomen avait dévoré des yeux quelques instants auparavant. Devant tant d’or, de satin, de soie et de majesté, devant tous ces trésors, Fomen s’arrêta, mu par un profond sentiment de respect.
Dieu merci, toutes les salles de cinéma du monde ont des toilettes. Péniblement, mais en s’efforçant de se donner une contenance, Fomen s’approcha du groom qui, au bas de l’escalier monumental, faisait des révérences obséquieuses. Ce groom, il le sentait instinctivement, devait être une connaissance. Peut-être même s’agissait-il d’un Bamiléké comme lui, à en juger par ses traits ? Fomen sentit une bouffée d’affection l’envahir. Il s’apprêtait à dire son problème à ce frère des bas-fonds quand il vit s’avancer un couple de Blancs. Il fit un bond de coté pour leur laisser le passage. Le groom fit une révérence encore plus obséquieuse. A peine eut-il relevé son échine tout à l’heure en équerre que Fomen s’avança, l’index sur son ventre : « Mon frère, ça ne va pas là-dedans. Où est-ce que je peux… » Et il termina sa phrase par un sourire qui se voulait complice. Le groom lui jeta un regard noir comme la suie, et explosa : « Voyez-moi ça ! Tu crois que ce sont des chiottes publiques ici ? Fous le camp tout de suite ou tu auras des ennuis. Comment ! Une salle où les ministres du royaume viennent se divertir, et ça veut chier dans les mêmes cabinets que tous ces grands. » Et sans plus de manières, le cerbère alla se placer au sommet de l’escalier monumental. Honteux et confus, Fomen s’éloigna sous le regard interrogateur du couple d’expatriés. Dès qu’il fut hors de vue, il se remit à courir. Il sentait s’agiter nerveusement la chose que vous savez, et se crisper le trou arrière que le dictionnaire nomme pudiquement « rectum. » Où trouver un buisson qui le masque aux yeux des passants quelque peu plus nombreux à cette heure ?
Mais il y a un bon dieu pour les malheureux.
Voici un cimetière envahi de broussailles. Le portail, ou ce qui en tient lieu, en est grand ouvert. Fomen s’engouffre dans l’allée principale ; il tourne à gauche, puis à droite vers un arbre aux branches basses. Un coup d’œil sur les tombes lui indique que ce sont les soldats français de la deuxième guerre mondiale qui reposent ici. Le voici à coté de l’arbre au pied duquel on devine une dalle couverte de terre et de feuilles mortes. Il met la main à la boucle de sa ceinture. Qu’importe ce que penseront les gens qui s’apercevront que le cimetière a été souillé. Celui qui repose là-dessous n’est pas un parent. Il n’est même pas du pays. D’ailleurs, qu’avait-il à venir mourir si loin de sa patrie ? Tant pis pour lui. Et puis, il est bon que chacun reste chez soi.
Fomen dégrafe son pantalon, tire le verrou de la petite fenêtre que les tailleurs mettent où vous savez, s’accroupit, et pousse un profond soupir de soulagement.
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Quand, deux semaines plus tard, Fomen sortit du commissariat de police, il alla tout droit prendre un bus pour s’en retourner à Baleng. Il écrirait, de là, pour expliquer sa disparition et son retour inopiné au village. Son cousin qui l’avait abrité dans la grande ville en serait rasséréné et lui ferait parvenir (du moins il l’espérait) les cent mille francs qu’il était venu lui emprunter. Mais jamais, au grand jamais, on ne l’attraperait plus pour profanation de cimetière, fût-ce un cimetière de chiens égarés.
Yaoundé, août 1987
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