Marc Mve Bekale : la mémoire est pour moi un jeu d’écriture (06/01/2016)

Marc Mve Bekale est aujourd'hui un écrivain, essayiste prolixe au regard dense, qui se démarque par une quête constante de liberté. Il y a des années, à l'entame de son chemin d'auteur, sur Ozila...

 

Vous commencez votre parcours d'écrivain par un essai portant sur l'herméneutique fang, ce n'est pas courant…

 

Marc Mvé Bekale : je tiens à recadrer la question. Mon premier livre ne porte pas sur une herméneutique globale de la culture fang (peuple d’Afrique centrale que l’on rencontre au Cameroun, au Gabon et en Guinée-Equatoriale). J’ai d’abord cherché à sortir de l’oubli une œuvre fascinante, celle de Pierre-Claver Zeng, dont j’ai véritablement découvert la splendeur en Europe. La particularité de ce travail réside dans l’approche, car j’ai essayé d’arracher le chant de Pierre-Claver Zeng à la vision « folkloriste » souvent d’inspiration ethnologique, courant dans l’interprétation de la littérature traditionnelle africaine, pour l’examiner dans son rapport avec l’ontologie du peuple fang. Zeng a réussi à dire l’essence de l’homme fangen s’appuyant sur ce qui révèle mieux l’Être : le verbe. La poésie de Zeng est géniale. Elle est portée à la fois par une impulsion orphique et prométhéenne. Orphique parce qu’elle chante la beauté du monde dans une langue inspirée. A d’autres moments, le chant de Zeng est une épopée révolutionnaire, ce qui le rattache au mythe prométhéen dans la volonté de lutter contre les forces supérieures (divines, sociales et politiques) qui écrasent l’individu. J’ai examiné ce chant sur un double aspect : la structure thématique et la structure prosodique. Le travail était une approche inaugurale qui appelle nécessairement des analyses plus exhaustives.

 

Avez-vous craint que l'approche même de votre travail ne le ferme déjà à d'autres que natifs de la culture fang ?

 

MMB : en aucune façon ! Tout en donnant de la  substance, de l’épaisseur à la notion d’africanité, mon travail est davantage une ouverture vers l’autre. J’ai quelque peu voulu sortir Zeng du « sanctuaire fang » pour le révéler au monde. L’herméneutique devient de ce fait un partage, un rite de célébration, un voyage menant à la découverte d’un petit coin de l’âme fang. Il a fallu néanmoins recourir à toute une armada théorique pour montrer l’extraordinaire travail de création que déploie Zeng. En outre, je propose une traduction des chants à la fin du livre. Ce qui confirme l’idée de partage. Beaucoup de lecteurs l’ont ressenti et me l’ont dit.

 

Quelle fut la réception de cet essai ?

 

MMB : l’essai porte sur une langue peu connue. Ceux qui l’ont lu, pour la plupart des universitaires, ont apprécié l’entreprise. Je crois que ce genre d’ouvrage est beaucoup plus pour la postérité. La poésie de Zeng est un lieu de mémoire. Et en la consignant par écrit, j’ai voulu l’inscrire, comme je l’indique dans l’introduction de mon livre, dans la permanence qu’offre la trace écrite. Au Gabon, les langues nationales sont prises comme option dans les collèges. Je crois que cet ouvrage pourrait être un bon support pour les élèves qui auraient choisi d’apprendre le fang.

 

Le roman Les limbes de l'enfer expose, parmi d'autres, le thème de la mémoire. Vous le traitez à partir de la culture fang, cela vous a-t-il apporté un regard nouveau sur la question?

 

MMB : le regard d’un « creative writer » n’est jamais figé, du moins c’est ce que je soupçonne. Il est inventif et plein de fantaisies. La mémoire en question est davantage imaginaire, parfois créée de toutes pièces, voire fantasmée. Il ne s’agit pas de la mémoire telle qu’elle est transcrite chez des auteurs comme Chinua Achebe ou Ayi Kwei Armah. Ma fictionnalisation de la mémoire est plus proche de la stratégie d’appropriation à la Toni Morrison. Sauf à des rares exceptions, je crois surtout que la mémoire est pour moi un jeu d’écriture : je m’amuse surtout avec les personnages de l’épopée fang de la même façon que je détourne les proverbes, les contes, les légendes fang (je m’en sers comme insert diégétique), leur donne un sens délocalisé, donc personnel. L’appropriation de la mémoire se fait non seulement sur l’histoire fang, mais aussi à partir de la construction des versions imaginaires (détournement de l’histoire officielle) des grands événements ou réalisations du passé (cf. l’histoire d’Ogodong Ulysse sur le Château de Versailles ou sa version de la guerre d’Indochine, etc.) En un sens, j’essaie de faire parler ce que Paul Ricoeur appelle la « mémoire empêchée », qui prend parfois la forme du récit fantastique. Les histoires s’emboîtent ainsi dans Les Limbes de l’enfer, parce que l’écriture est d’abord une activité ludique. Enfin, je dirai qu’il y a peut-être une autre explication à ce jeu : si la mémoire africaine (fang dans mon cas) doit être préservée, comment puis-je le faire en usant d’une langue étrangère ? Etant donné que cela me semble impossible, alors autant jouer. Je tiens cependant à rassurer les Africains. J’ai actuellement en chantier un recueil de proverbes, de contes et légendes en version trilingue (fang-français-anglais). Ce recueil sera ma contribution à la transmission de l’héritage.

 

Le livre propose aussi la ronde des générations africaines autour de la mémoire. La question de la transmission vous est-elle si chère ?

 

MMB : on dirait que je viens de répondre à cette question. Je ne crois pas pouvoir transmettre le monde fang par des récits fictifs en langue française. Je refuse l’illusion de la négritude. Sur la question de l’héritage, je suis irréductiblement essentialiste. C’est pour cela que j’ai plusieurs registres de travail. C’est aussi pour cela que j’ai opté, dans le cadre de la transmission du petit héritage dont je suis dépositaire, pour le trilinguisme. Le roman est un espace de la parole recréée, un moyen d’expression plus individuelle. J’y rêve en réinventant le passé. J’y dis parfois mes frustrations et mes colères. J’y mène des procès et des combats. Je crois que mon orientation tend davantage vers une synthèse entre le radicalisme des écrivains comme Richard Wright, Ayi Kwei Armah et le réalisme magique de Toni Morrison. Vu l’état actuel du continent africain, peut-être devrions-nous nous servir de l’écriture comme d’un « glaive magique ». Je crois que l’une des dimensions de mon projet littéraire est contenue dans les mots d’un personnage au nom d’Al, qui veut écrire le roman « des droits de l’homme », et du « coup de poing » sans sacrifier à la magie du monde africain.

 

Relire le monde par le prisme des cultures africaines est également présent dans Les limbes de l'enfer. Je parle bien des cultures africaines.

 

MMB : votre question renvoie sans doute à la première partie de mon roman : « Echos troubles des limbes ». Tout regard sur les choses se fait sous la médiation de ce que Charles Johnson appelle « Lifeworld », terme qu’il emprunte à Husserl. Le fils interroge le père sur le mystère de « l’immortalité », présent dans l’épopée fang. La réponse appelle une périlleuse traversée de l’Afrique, un peu comme dans Ten Thousand Seasons d’Armah. Les versions de la migration du peuple fang et de ses mythes vont s’affronter. Il y a celle des conteurs anciens et celle laissée par un explorateur français, Père Colombey. Chaque version obéit bien sûr à un prisme.

 

Propos recueillis par Ada Bessomo




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